Un nouvel article sur l’empathie et le soin, quelle utilité vu l’engouement des publications sur le sujet ? Le présent écrit interroge les possibilités d’enseignement de l’empathie auprès des étudiants en médecine et en soins infirmiers. Pour ce faire, une proposition de définition est formulée ainsi qu’une revue de la littérature précisant ses effets dans les soins et ses possibilités d’enseignement auprès des étudiants et des professionnels en poste.
A new article about empathy and care, what use given the popularity of publications on the subject? This article questions the possibilities of teaching empathy to medical and nursing students. To do this, a definition proposal is formulated as well as a review of the literature on its effects in care and its educational opportunities for students and working professionals.
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Les études pour devenir soignant (médecin ou paramédicaux) représentent une période de contact intense avec la maladie, la souffrance et la mort. Ce contact se produit à un âge où les étudiants ont peu d’expérience personnelle avec ces questions et peu d’occasions d’y réfléchir. Dans un poignant article publié dans la revue Lancet en 2015 [1], le Dr Gardner revient sur une expérience de vie, le décès de son père dans un service de réanimation cardiologique. Il relate ses incompréhensions, sa colère, face aux professionnels qui, lors d’entretiens, appliquent des règles de communication empathique de façon purement mécanique, sans réelle intention. Cette contradiction perçue entre l’expression et l’attitude de l’interlocuteur est mise en parallèle avec la théorie de la vallée de l’étrange en robotique (l’« uncanny valley »). D’après celle-ci, plus un modèle humanoïde est ressemblant, plus ses défauts apparaissent repoussants jusqu’à un certain stade où ce sentiment de dégoût disparaît. Le parallèle est fait dans le manque de sincérité de communication des professionnels de santé qui occasionne chez le Dr Gardner un malaise. De son point de vue, cette inadéquation entre ce qui est exprimé et l’intention peut générer des dommages réels chez les personnes soignées et leur entourage. Il souligne aussi que les attitudes empathiques offrent de puissants moyens de communication et devraient être enseignées comme telles en excluant toute standardisation, toute protocolisation. Car faire preuve d’empathie requiert un engagement individuel, une motivation, une volonté du souci de l’autre. Il en est de même pour les comportements compassionnels ainsi que pour la recherche de sens dans les prises en charge effectuées.
Ce partage d’expérience met en lumière plusieurs interrogations sur l’empathie. Tout d’abord, sur sa définition, car, dans la littérature, celle-ci manque de consensus au sein de la communauté scientifique ; ensuite, sur sa nécessité et ses effets dans les soins (médicaux et paramédicaux) ; et finalement sur ses possibilités d’enseignement ou de renforcement.
L’empathie est issue d’une notion ancienne qu’est la sympathie et récemment transformée en un concept à part entière [2]. Celle-ci a émergé de la philosophie puis de l’esthétique sous le terme Einfühlung. Il sera agrémenté pour intégrer le champ de la psychologie par différents auteurs (Théodore Lipps, Karl Jaspers, Sigmund Freud, Heinz Kohut, et surtout Carl Rogers). Son étymologie, issue d’un néologisme à l’image du mot sympathie, se compose du préfixe grec ancien en et de pathos signifiant respectivement à l’intérieur et ce que l’on ressent, la souffrance, la maladie. Ainsi l’empathie pourrait littéralement se traduire par « éprouver en soi la souffrance (d’autrui) ».
En psychologie, et en particulier dans son courant humaniste des années 1950, Carl Rogers étudie et intègre la compréhension empathique comme l’un des quatre fondements de l’accompagnement centré sur la personne (que sont la congruence, la considération positive inconditionnelle, la compréhension empathique ainsi que la présence du thérapeute que Rogers introduit tardivement) et la positionne dans le champ de la thérapeutique [3]. Rogers la théorise dans un contexte phénoménologique (c’est-à-dire par l’analyse scientifique de l’expérience vécue) et la définie initialement comme une attitude : « Être empathique, c’est percevoir le cadre de référence interne d’autrui aussi précisément que possible et avec les composants émotionnels et les significations qui lui appartiennent comme si l’on était cette personne, mais sans jamais perdre de vue la condition du “comme si” ». Avec « comme si », Rogers renforce l’idée d’une nécessaire capacité de distinction de soi et des autres. Cette capacité est fondamentale pour éviter aux thérapeutes de se dévoyer dans la subjectivité (le vécu, l’émotion) de leur client et de devenir entièrement eux en quelque sorte. En 1975, vers la fin de sa carrière, Rogers considère plutôt l’empathie sous l’angle d’un processus plutôt que d’un état [4].
En neurosciences, les chercheurs tentent de découvrir les mécanismes cérébraux à l’œuvre dans l’empathie faisant évoluer sa définition en parallèle des connaissances acquises par les études en imagerie fonctionnelle et dynamique. Chaque progrès technologique complète et complexifie la compréhension des processus neurologiques à l’œuvre [5]. Par exemple, les réseaux de neurones miroirs qui, en 1990, semblaient être une base fiable perdent de leur crédibilité après plusieurs décennies d’amélioration des techniques d’imagerie. À ce jour, les auteurs s’accordent sur le fait que l’empathie est sous-tendue par des interactions complexes entre différentes aires cérébrales plutôt que par une seule. Il ne fait aucun doute que la compréhension et la définition des mécanismes neurophysiologiques de l’empathie vont connaître de nouvelles évolutions dans les années à venir.
La médecine et le soin prennent leur part dans la recherche sur l’empathie dite clinique [6]. Malgré tout, les concepts de sympathie ou de compassion gardent une place nettement plus visible. Depuis les années 1990, le nombre d’articles médicaux et paramédicaux référencés avec le mot clé « empathy » dans la base de données du National Center for Biotechnology Information (NCBI - PubMed) passe d’une centaine au millier par an. Au sein de cette littérature, les définitions sont variables et dépendent, en partie, des objectifs et outils de mesure utilisés. En l’absence de consensus, il est difficile de comparer les résultats et de préciser les conclusions de l’ensemble de cette bibliographie.
La définition opérationnelle de l’empathie reste difficile à cerner et change selon l’approche choisie pour son étude : médicale, paramédicale, neuro-scientifique, psychothérapeutique, philosophique, spirituelle… L’utilisation de plus en plus fréquente dans le sens commun ajoute à la confusion, tout comme la profusion de messages commerciaux « empathiques » qui finissent d’éroder la consistance de ce concept pourtant fondamental.
Afin de définir l’empathie, il est important d’en dégager les trois principales composantes [5] : affective (ou émotionnelle), cognitive (ou raisonnée) et motivationnelle (se soucier de l’autre). Ces trois facettes définissent la capacité de comprendre l’état psychique d’une personne, ou plus simplement de « se mettre à sa place ».
La composante affective fonde le partage entre individus du vécu émotionnel (les émotions ressenties et leur intensité). Elle joue un rôle fondamental dans la communication non verbale et échappe, dans un premier temps, au contrôle de la conscience. Elle peut ainsi générer une détresse émotionnelle en l’absence d’analyse de son propre ressenti (la personne « empathisante » recevant la détresse de l’autre sans pouvoir s’en détacher).
Le souci de l’autre se réfère à la motivation de se préoccuper du bien-être d’autrui. Il est une source des comportements sociaux, supporte l’apparition des comportements parentaux (nécessaires à la survie de l’espèce) et encourage les conduites altruistes.
La composante cognitive mobilise les mécanismes cognitifs de haut niveau, dont l’imagination pour façonner une représentation mentale et raisonnée de ce qu’une personne pense et ressent grâce à une prise de perspective. En l’occurrence, elle procède de la théorie de l’esprit.
Savoir se distinguer d’autrui est un élément fondamental de l’empathie. Car pour être empathique, il est nécessaire de maintenir cette différentiation entre soi et l’autre. Dans le cas inverse, une contagion émotionnelle incontrôlée se produirait et pourrait conduire à un phénomène de détresse empathique.
Il est important de noter que ces trois composantes interagissent entre elles et sont indépendantes les unes des autres. Ainsi un sujet peut ressentir l’émotion d’autrui sans se préoccuper de lui ni chercher à le comprendre ; il peut se soucier de l’autre sans partager son état affectif ni vouloir appréhender son vécu ; et il peut partager son affect en se souciant de lui sans être en capacité d’envisager ses pensées.
Avant de se questionner sur les possibilités d’apprentissage ou de renforcement de l’empathie chez les soignants, il convient de s’intéresser sur les motivations d’un tel enseignement. Quels sont les bénéfices et les risques connus de l’empathie pour les soignants et les personnes prises en charge ?
Les effets bénéfiques documentés de l’empathie sont nombreux dans les soins [5,7]. Elle améliore la satisfaction des usagers, leur adhésion aux traitements, leur acceptation des soins, et renforce positivement les résultats des médications entreprises (en particulier pour le diabète) et l’adhésion aux programmes d’éducation thérapeutique. Elle diminue le ressenti de la douleur, de l’anxiété et de la dépression (de la personne soignée et du soignant). Elle permet de limiter le nombre de plaintes pour faute professionnelle. Par ailleurs, elle favorise la coopération, minimise les conflits au sein d’un groupe et permet l’établissement d’une relation fiable et digne de confiance. Grâce à cet enrichissement, elle facilite une revue plus complète des antécédents, améliore la communication entre les protagonistes et fertilise un meilleur concept de soi (au sens d’une réduction de la déshumanisation et de la dépersonnalisation). En psychologie, elle est un facteur primordial pour la réussite d’une psychothérapie et en prédit le succès.
L’empathie s’établit comme une compétence majeure des professionnels de la santé tant les apports sur la qualité des soins et sur les résultats des prises en charge sont scientifiquement documentés. Enfin, il est à noter que l’empathie et l’intelligence émotionnelle sont des facteurs protecteurs de l’épuisement professionnel (réel fléau des soignants) [8].
L’excès d’empathie peut aussi être coûteux pour les soignants exposés à de vives émotions négatives au sein d’environnements stressants. Ils peuvent développer une fatigue de compassion et un épuisement psychoaffectif grave qui peuvent entraver la prestation de soins médicaux de qualité et majorer le risque d’erreurs. Leur difficulté majeure devient alors de trouver le juste équilibre entre les attitudes empathiques et le détachement. Cet équilibre s’appuie sur leur capacité de gestion émotionnelle. Grâce à elle, ils régulent de manière plus efficace leurs réponses affectives et libèrent davantage leur préoccupation empathique pour les autres.
L’empathie clinique, par ses effets bénéfiques, dépasse les considérations humanistes et complète l’objectivité scientifique nécessaire aux compétences médicales et paramédicales (acquises durant les études et tout au long de la carrière).
Hors contexte de pathologie psychiatrique, chacun dispose d’une capacité d’empathie à un degré différent et ce degré est modulable. Des sujets tendent à être hypersensibles alors que d’autres sont plus détachés. Certaines études ont démontré qu’en médecine et en soins infirmiers les scores obtenus aux tests de mesure d’empathie tendent à diminuer durant leur cursus [9,10]. D’autres ont établi que des interventions basées sur le perfectionnement de l’attention, de la prise de conscience et des compétences en communication majorent l’empathie et stimulent le bien-être et la stabilité émotionnelle [11].
En soins infirmiers, deux revues de littérature précisent les avancées dans le domaine de l’enseignement ou du renforcement des aptitudes empathiques. En 2010 [12], sur dix-sept études analysées, 11 ont rapporté des améliorations statistiquement significatives des scores d’empathie. Les modèles d’éducation les plus prometteurs sont ceux qui utilisent des styles d’apprentissages expérientiels. En 2019 [13], les auteurs se concentrent sur l’enseignement de premier cycle. Sur les 23 publications incluses, neuf ont démontré une optimisation des pratiques de l’empathie. Les interventions les plus efficaces étaient des simulations immersives et expérientielles centrées sur des groupes de patients vulnérables et offrant des possibilités de réflexion guidée. L’absence de consensus sur la définition du concept d’empathie et l’utilisation d’outils de mesure variés limitent la portée des résultats (qui ne peuvent pas être correctement comparés). De plus grands échantillons et une plus longue durée de suivi permettraient de mieux apprécier les programmes potentiellement effectifs.
En médecine, le constat est superposable, avec les mêmes faiblesses méthodologiques concernant la durée et la taille des échantillons. Toutefois, des investigations de qualité prouvent l’efficacité de certaines approches [14]. Dans une revue de la littérature de 2014, quinze études réalisées durant le premier cycle rapportent une augmentation significative de l’empathie après intervention. Les formations mises en place se basent sur des arts narratifs, créatifs et dramatiques, l’écriture, l’approfondissement des techniques de communication, l’entraînement par résolution de problème, le développement des compétences interprofessionnelles, les entretiens avec les patients, l’apprentissage par l’expérience et la formation axée sur l’empathie [15].
Qu’en est-il des professionnels de terrain qui servent de modèle et transmettent leurs savoirs, leurs compétences et leurs valeurs aux jeunes apprenants ? Celles et ceux qui participent au curriculum caché (« hidden curriculum » en anglais) [16]. Disposent-ils de suffisamment d’information sur le concept d’empathie pour le transmettre clairement ? De quels outils pourraient-ils bénéficier pour renforcer à la fois leurs propres aptitudes empathiques et pour en faciliter l’enseignement ? Où se situent les freins et les facilités ? Deux pistes se dégagent rapidement de la littérature. D’une part, des recherches mettent en lumière les liens qui existent entre l’intelligence émotionnelle [17] et les aptitudes empathiques [18]. D’autre part, l’apprentissage d’une communication empathique améliore les scores aux tests d’empathie après formation [19].
Quelle place l’informatique, l’intelligence artificielle empathique (IAE) occupe-t-elle et prendra-t-elle dans les années à venir ? [20,21] Son développement est déjà conséquent. De manière générale, l’informatique peut aider à l’apprentissage de l’empathie : réalité virtuelle et augmentée [22], patients simulés, psychologues virtuels [23], robots conversationnels (ou chatbots) [24]… De plus, en 2019, l’IAE reconnaît les émotions de ses interlocuteurs et y réagit en temps réel, comme le ferait un sujet empathique.
Demain, L’humain sera-t-il débordé par les nouvelles compétences des IAE ? Demain, l’humain supervisera-t-il les IAE, ou alors, l’IAE sera-t-elle son maître en la matière ?
Il est exact de dire que des enseignements basés sur l’expérimentation personnelle, la simulation et le renforcement de l’intelligence émotionnelle permettent d’améliorer les capacités d’empathie des étudiants ainsi que des professionnels en activité. L’informatique joue un rôle important dans cet apprentissage. Il convient de le prendre en considération pour les développements futurs.
La situation aujourd’hui requiert une attention spéciale. Dans une étude datant de 2011, seulement un étudiant en médecine sur deux estime que l’empathie peut être enseignée [25]. En 2019, un simple questionnement informel des professionnels hospitaliers a motivé la réflexion ici menée. Le constat est surprenant : sur une trentaine d’interviewés, deux tiers peinent à définir l’empathie et la majorité s’accorde à affirmer qu’elle ne peut être ni enseignée ni renforcée par des formations. Quant à parler d’émotions dans un contexte de surcharge d’activité…
Les questions d’empathie et de gestion émotionnelle sont primordiales pour les soignants. Sans oublier les dirigeants des institutions sanitaires ou médico-sociales qui ont un rôle fondamental à assumer dans l’engagement politique de leurs établissements.
L’empathie est le pilier de la relation thérapeutique et, vu son impact sur les soins, elle définit et dépasse une simple posture humaniste. De larges études visant à en approfondir les connaissances de ses mécanismes, de sa définition même ainsi que de son impact sur les soins et sur ceux qui les dispensent sont requises. L’apport de l’informatique et de l’IAE est considérable dans ce domaine et redoublera dans les prochaines années.
Finalement, il est établi que des formations spécifiques sont utiles autant aux étudiants qu’aux professionnels de santé en poste dans le domaine de l’empathie. Pour autant, des recherches sont encore nécessaires afin d’appréhender au mieux les modalités de ces formations et leur impact sur le long terme.